Chapitre 1

Le temps n'était pas idéal pour monter à cheval, et encore moins pour galoper. Mais Edwin n'avait pas le choix. Dans son armure souillée de boue, il écoutait les cliquetis réguliers produits par la pluie sur son plastron et son casque, rythmés eux-mêmes par le frottement entre son fourreau, où était rengainée son épée d'acier, et les étriers d'argent de sa fière monture.
Malgré cette mélodie familière, il n'arrivait pas à se détendre dans l'atmosphère lourde de cette matinée orageuse.

C'est alors qu'une silhouette se dessina à l'horizon... Bien que le brouillard lui empêchât de distinguer correctement ses contours, il savait qu'il était arrivé à destination. Les alentours sinistres et dévastés illustraient bien la nature de l'endroit dans lequel il s'était aventuré. Bien qu'il fût courageux, Edwin ne put empêcher son coeur de rebondir plus violement dans sa poitrine.
Pourtant, il devait avancer, il le devait !
Il n'avait pas droit à l'échec...
Le spectacle qui s'offrait devant lui le fit sortir de sa transe : le château qui s'élevait devant ses yeux était plus qu'impressionnant. Ses tours en éperons et ses chemins de ronde crénelés devaient offrir un point de vue exceptionnel étant donnée la hauteur à laquelle ils se trouvaient. La braie de six mètres de haut laissait deviner un glacis immense et robuste. Les piédroits des rares fenêtres, qui composaient le mur d'enceinte, étaient si hauts qu'on aurait pu y empiler un trio de chevaux de trait. Edwin n'avait jamais vu semblable architecture. De plus, chaque élément était d'une taille immense, proportionnellement aux forteresses traditionnelles. Malgré le décor gigantesque qui se présentait sous ses yeux, il n'en oublia pas pour autant sa mission.
Edwin descendit de sa monture et se dirigea d'un pas qui se voulait assuré vers l'épais pont-levis de bois. De sa sacoche en peau, il sortit un grappin d'acier solidement attaché à une corde à noeuds.
Usant d'une dextérité et d'une précision sans égal, il projeta le tout vers la braie. Le chevalier se hissa le long de la corde vers le sommet du mur. Arrivé en haut, le jeune homme se mit en équilibre et se rétablit avec une grâce naturelle en enjambant à califourchon la braie épaisse. Puis, à la force des bras, il projeta le crochet vers le glacis. La puissance de son jet fut telle qu'Edwin faillit se déséquilibrer et tomber dans l'eau douteuse d'un fossé profond.
Ce fut sans peine qu'il se hissa au sommet de la deuxième muraille.
Arrivé sur le chemin de ronde, il traversa discrètement la basse-cour. C'est alors qu'Edwin se rendit compte d'un point important qui ne lui était pas venu à l'esprit à son arrivée : tout était désert. Les chemins de rondes étaient interminables mais vides, la basse-cour gigantesque mais abandonnée. Que s'était-il passé ici ? Edwin comptait bien répondre à la question (bien que se ne fût pas son but initial) en se dirigeant vers le donjon.

La basse-cour était séparée de la cour du château par un mur d'enceinte, toutefois moins épais que les murs extérieurs.
Mais étrangement, la porte de ce mur, censée être fermée et bouclée, était béante et littéralement déchiquetée. Edwin resta bouche bée en essayant d'imaginer quelle sorte de "chose" avait été capable d'arracher une telle porte ; généralement, seul un bélier (voire deux !) poussé par une dizaine d'hommes venait difficilement à bout d'une porte pareille, censée résister à toute épreuve, puisque faisant la coupure entre la basse-cour et le donjon, principal édifice d'une forteresse. Edwin s'approcha de la porte martyre et fut encore plus étonné : il toucha la porte, et bien qu'il fût vêtu d'un gant d'acier isolant, il se brûla la main en touchant l'armature carbonisée. Celle-ci n'avait pas été enfoncée... non... elle avait été soufflée par on ne savait quoi...
Sans se décontenancer, Edwin poursuivit son chemin vers la tour mère. Il entama l'ascension peu engageante des escaliers étroits et peu éclairés, visant, en temps de guerre, à empêcher l'ennemi de s'emparer trop facilement du donjon en lui restreignant son champ de combat et de vision. Edwin espéra ne pas se faire surprendre durant sa marche vers le sommet.
Au bout d'une minute d'ascension inconfortable dans son armure peu adaptée, Edwin entendit un bruit étrange et régulier. Plus il montait, plus le bruit se faisait persistant et assourdissant. Il était quasi indéfinissable, bien qu'on pût en dire qu'il ressemblait à des rugissements de tigres mêlés à des cris de pivert.
Edwin dégaina son épée, malgré l'étroitesse de l'escalier, et tendit l'oreille en restant sur ses gardes. Il ne savait pas à quoi s'attendre, mais était persuadé que le but de sa mission se trouvait au sommet de ce donjon...

Ça y était, il arrivait aux dernières marches de l'escalier obscure et humide...
La plus haute pièce du donjon était luxueuse : les tapisseries médiévales ornaient les murs mansardés avec un contraste prenant ; trois fenêtres gaminées ressortaient entre chacune d'elles, leurs colonnettes finement taillées étaient alignées avec deux impostes tout aussi précieux donnant naissance à deux arcs boutant trois fois plus amples et longs qu'une fenêtre ordinaire. La pièce était baignée d'une faible lumière réfléchie par l'âtre doré de l'énorme cheminée. Malgré la richesse de la pièce, la moquette bleu-roi était néanmoins trouée et couverte d'excréments d'origine inconnue.

C'est alors qu'Edwin remarqua la "chose", sûrement à l'origine de la puanteur ambiante, tapie au fond de la pièce. Aux premiers abords, elle ressemblait à un Dragon sans ailes, mêlé à un lion sans crinière, bref : un "monstre" un peu ridicule du fait probablement de sa minuscule taille (pas plus de quatre pieds !) Mais Edwin sentait que ce monstre n'était faible qu'en apparence... A peine avait-il pensé ça, que la bête lui sauta à la gorge toutes griffes dehors, prête à le tuer ! Le chevalier, qui était resté sur ses gardes, esquiva de justesse l'attaque de l'animal.
Il enchaîna tout suite en assénant à celle-ci, avec la garde de son épée, un coup dans la nuque. Les deux secondes de déstabilisation du monstre permirent à Edwin d'examiner la bête plus en détails : elle était plutôt laide, mais très habile. Sa morphologie n'avait aucune ressemblance avec aucun animal connu par Edwin. Il ne savait pas encore exactement ce dont elle était capable ; devait-il prendre le risque de la laisser attaquer ? Mais déjà l'animal était revenu à lui, et l'on voyait qu'il avait été fortement contrarié par les attaques successives du jeune homme... Avec plus de rage que l'attaque précédente, l'animal chargea Edwin. Celui-ci, d'une esquive de corps très habile, se déporta dans le dos de la bête et la projeta au sol. Sans hésiter, il pointa son épée sur la colonne vertébrale du petit monstre et l'enfonça dans un bruit mat et gluant. La "chose" poussa un petit cri de douleur avant de s'effondrer, morte...

Edwin, à peine remis de son combat, fut surpris de voir un mur de pierre s'abattre brusquement et boucher l'unique entrée (et donc sortie) du donjon. Il était prisonnier. Les seules ouvertures sur l'extérieur étaient les trois fenêtres géantes. Malheureusement, deux des trois était au-dessus du fossé de la forteresse et la troisième donnait sur la cour du château : impossible de sauter, sans risquer de s'écraser sur le sol depuis les trente mètres de la hauteur du donjon. Voilà que le jeune chevalier se retrouvait coincé dans un donjon au milieu de nulle part... Mais tout à coup, alors qu'il regardait désespérément la cour du château en contrebas, il perçut un mouvement. Il restait très indistinct mais Edwin savait que quelque chose avait bougé... Mais quoi ? Edwin resta immobile et attentif. Nouveau mouvement : maintenant il en était sûr ; une bête était cachée derrière une pile de tonneaux.
Comme si elle avait senti le regard d'Edwin, elle se résigna à se montrer : c'était la même race de bête que celle qu'Edwin avait tuée ! Celle-ci était un peu plus robuste mais à peine plus grande que le cadavre qui gisait maintenant dans la tour.
Puis, comme obéissant à un ordre télépathique, une dizaine de petits monstres semblables sortirent d'endroits divers ; l'un était caché dans un tonneau de la pile, l'autre derrière une baliste, un autre encore derrière une meurtrière. Et de plus en plus de petits êtres se montrèrent ; une vingtaine, puis une trentaine... Ainsi, en moins de dix secondes, la cour du château s'était remplie d'une cinquantaine de ces animaux laids et agressifs... Edwin avait l'impression qu'ils avaient appris, on ne sait comment, ce qui s'était passé dans le donjon... En conséquence, chacune des bêtes avait l'air très en colère qu'on ait tué une de ses congénères.

C'était donc pour cela qu'on l'avait envoyé dans cette forteresse. Edwin se doutait bien de quelque chose quand son seigneur lui avait donné l'itinéraire vers une contrée inconnue pour une "expérience d'initiation", comme il disait ! C'était donc cela l'initiation : vider la forteresse étrange de ces intrus ! Il avait échoué, bêtement et simplement. Après avoir observé quelques minutes les affreux monstres qui s'agitaient en contrebas, il se recroquevilla dans un coin, plus par désespoir que par fatigue, en attendant son exécution...

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